Le temps de la relève. Fan fiction.
Je rentrai seule, ce soir-là. Le temps était maussade. L’hiver s’installait dans les rues. De la buée s’échappait de ma bouche pendant que je marchais, et mon humeur était grise.
Je n’aimais pas rentrer seule. Je préférais les jours ou mon père venait me chercher. Même si nous parlions peu, je me sentais bien avec lui, dans la voiture. Nous aimons les même musiques, les mêmes stations de radios. Et puis, je n’aime pas marcher. Surtout marcher seule, quand il fait froid et gris.
Je songeai en descendant du bus qu’à la même heure, ma mère était assise tranquillement dans l’avion, certaine que son mari était déjà en train de rouler vers l’aéroport pour l’accueillir, même s’il restait encore bien une heure avant qu’elle n’arrive. Ce serait elle qui prendrait place dans la voiture, ils passeraient cinq bonnes minutes à discuter pour savoir quelle station écouter et puis finalement ils s’embrasseraient comme des gamins et ils oublieraient la radio, trop occupés à se raconter leurs semaines respectives. Ils sont comme ça, mes parents. Séparez-les une semaine, ça leur paraîtra un mois. L’ennui, c’est que ma mère est souvent absente, son travail…
Mais ce n’est pas ce que je voulais raconter.
Ce soir-là, donc, je rentrai seule. J’étais d’humeur maussade, perdue dans mes pensées, et je marchais en regardant mes pieds. Ce ne fut que lorsque j’arrivai devant la grille de notre jardin qua je vis l’homme qui attendait, assis sur les marches du perron. Je poussais la grille, prête à lui demander ce qu’il faisait là. Au bruit, il releva la tête, et ma question resta aussitôt coincée dans ma gorge. Je ne pouvais croire ce que je voyais.
J’avais devant moi le visage le plus photographié du moment, celui qui paraissait toutes les semaines à la couverture d’un des magasines débiles que lisent les autres filles au collège.
Je n’avais jamais rencontré cet homme, mais je savais presque tout de lui. La liste des groupes dans lesquels il avait chanté. Le nom de la starlette avec qui il était à ce moment. Tous ses disques étaient dans ma chambre. La seule chose que je n’avais trouvé nulle par, sur lui, c’était son nom, son vrai nom, son nom civil, son nom d’en dehors de la scène. Il le gardait jalousement, comme un trésor. Et il se tenait là, à quelque pas de moi !
Un quart de seconde, je me demandai comment réagir, je songeais un instant à demander un autographe, mais cette pensée ne me fut pas plus tôt venue que je la méprisai. Je choisis de demander, sur un ton neutre.
_ Vous désirez quelque chose ?
Il se redressa. Il semblait courbaturé, comme s’il était assis là depuis longtemps, dans le froid.
_ Je… Balbutia-t-il. Est-ce que c’est bien la maison d’Ulrich et Yumi ?
_ Mes parents ne sont pas là, répondis-je, en essayant de ne pas ciller sous la surprise d’entre l’homme le plus populaire du moment appeler mes parents par leurs prénoms. Ils ne rentreront pas avant deux heures au moins.
_ Tes parents ? Répéta-t-il, un peu abasourdi. Bien sûr, tu dois être Lynne ! Comment je ne m’en suis pas rendu compte plus tôt ?
Cette voix, pour laquelle tremblaient toutes les adolescentes du monde, prononçant mon nom comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle ! Cette fois, je ne put me retenir :
_ Vous me connaissez ?
_ Bien sûr, que je te connais ! La dernière fois que je t’ai vue, tu étais un mignon petit bébé tout rose. Quel âge ça te fait, maintenant ?
_ Treize ans, répondis-je avec humeur, car l’allusion au mignon bébé tout rose m’avait fortement déplu.
Mais ma hargne ne parut pas l’impressionner le moins du monde, son visage avait pris un air songeur.
_ Treize ans, répéta-t-il, les yeux dans le vague. C’est long. C’est beaucoup trop long ! Mais comment garder contact, avec le métier que je fais…
Je l’observais mieux pendant qu’il parlait. De près, il semblait différent des couvertures de magasine. Plus vulnérable, peut-être. Plus enfantin… Je fus soudain prise d’un doute.
_ Je n’ai pas le droit de faire entrer des inconnus dans la maison. Voulez-vous attendre ici, s’il vous plait ?
Aimablement, il s’écarta du perron pour me laisser entrer.
Je pénétrai dans le vestibule, grimpai l’escalier quatre à quatre, et me précipitai dans la chambre de mes parents. J’ouvris un tiroir, et tirai de sous une pile de draps une vieille photographie que ma mère conservait depuis des années.
La photographie représentait cinq adolescents. Deux d’entre eux, une jeune fille vêtue tout de noir et un garçon à l’air réservé, étaient mes parents. Deux autres, un petit garçon blond, avec des lunettes et une tête toute ronde, et une jeune fille aux cheveux roses, m’étaient totalement inconnus. Mais le dernier, qui grimaçait en direction de l’objectif, était incontestablement l’homme qui attendait en bas.
Je redescendis, la photographie en main, et la lui montrai.
_ Vous vous appelez Odd, dis-je, assez fière de connaître son seul secret.
_ Tes parents t’ont raconté ? Me demanda-t-il avec un sourire de connivence.
_ Mes parents ne me racontent rien. Mais des fois, ils parlent sans se douter que j’entends tout.
Il rit joyeusement.
_ Et qu’est-ce que tu sais de moi, exactement ?
_ Vous étiez tous ensembles au collège. Et vous vous entendiez bien.
_ C’est tout ?
_ C‘est tout, dis-je.
_ Tu m’étonnes, murmura Odd entre ses dents.
Il regarda à nouveau la photo, puis moi, puis la photo de nouveau.
_ C’est pas croyable.
Je ne pris pas la peine de lui demander ce qui n’était pas croyable. Mes grands-parents Ishiyama me le répètent suffisamment. Il paraît que je suis le portrait craché de ma mère au même âge. J’ai hérité de la plupart de ses traits, de mon père, je n’ai que les cheveux châtains et les yeux noisette. Je suis une asiatique aux yeux noisette, eh oui, il y en a.
_ Lynne, me dit soudain Odd. Je ne peux pas me permettre d’attendre tes parents deux heures de plus. Si je te confie un message, tu leur transmettras ?
La question me parût étrange, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’un message pour mes parents sinon le leur transmettre. Mais il me regardait d’un air très inquiet. Je hochais donc la tête en signe d’approbation. Il sortit de sa poche un stylo et écrivit sur le dos de la photo, puis me la tendit. Je lut le message :
« Aelita est hospitalisée depuis hier à la clinique de Sainte-Colombe. Leucémie, impossible à soigner. Me rend sur place immédiatement. Rejoignez-moi. Odd.»
Je relevais les yeux vers Odd.
_Aelita, c’est le nom de la jeune fille aux cheveux roses, sur la photo ?
Il ne répondit pas, se contenta d’ajouter avant de partir.
_ Donne le message à tes parents aussitôt qu’ils rentreront. C’est important. Chaque heure compte.
Comme il commençait à s’éloigner, je le rappelai :
_ Vous n’avez pas écrit l’adresse de la clinique Sainte-Colombe !
_ Ne t’inquiète pas, ils connaissent !
Je rentrai dans la maison, montai ma chambre, défit mon sac et commençai mon travail. J’avais plusieurs interrois, la semaine suivante, et un exposé à préparer. Mais je ne parvins pas à me concentrer. Je finis par renoncer, redescendis et sortis deux valises du placard à balais. Je jetais dans l’une quelques effets personnels de mon père, dans l’autre des affaires à moi, puis je sortis sur le perron, m’assis et attendis mes parents, dans la même position que Odd, quelque temps auparavant.
Je regardai la photo. Elle m’intriguait depuis longtemps, déjà. Pourquoi ? Elle datait de leurs années collèges, quand ils s’étaient rencontrés. C’était une période importante, mais je n’en savais rien, sauf ce que mes grands-parents Ishiyama m’avaient raconté. Y avait-il autre chose à savoir ? Je ne me souviens plus à quel âge j’ai commencé à m’en persuader. Sans doute quand j’ai réalisé que ma mère conservait la photo de groupe en cachette de mon père, alors qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle le fasse.
Les gens ne se rendent pas toujours compte à quel point les photos parlent. A première vue, elle représentait cinq adolescents comme les autres, mais quand on regardait mieux, on constatait qu’il se dégageait de ce groupe quelque chose de pas ordinaire, comme un rayonnement que je n’aurais su définir. Je savais depuis toujours que mes parents avaient quelque chose de différent. Les autres parents des autres enfants étaient toujours inquiets, pressés, stressés, tandis qu’eux accueillaient tous les déboires de la vie avec un stoïcisme olympique, comme si tout cela n‘était rien. Ils avaient quelque chose. Ils avaient tous vécu quelque chose. C’était écris sur leur visage, sur ces visages adolescents qui souriaient à la photographie. Je le savais. C’était aussi sûr que deux et deux font quatre. Mais je ne savais pas quoi.
Il faisait nuit quand la voiture de mes parents tourna le coin de la rue. Je n’avais pas bougé. Pourtant j’avais froid. Ils ne me virent pas tout de suite. Mon père se gara le long du trottoir, et je les vis s’embrasser longuement à travers le pare-brise. Quand je dis longuement, je veux dire, vraiment longuement. Cela me parut une éternité. Je n’osais me lever, aller à leur rencontre. Soudain, ma mère sursauta, et se détacha de mon père, elle venait de m’apercevoir.
Elle sortit de la voiture et se précipita vers moi.
_ Lynne ? Que fais-tu assise dans le froid ? Il y a un problème.
J’étais restée immobile si longtemps que mes lèvres refusaient de bouger. Je me contentais donc de lui tendre la photographie sur laquelle était inscrit le message de Odd. Elle le lut d’une traite et resta immobile un instant. Un visage de cire. Puis elle tendis, d’un geste mécanique, le message à mon père qui l’avait rejointe. Son regard tomba sur les sacs, à mes pieds.
_ Tu as fais les valises ? S’étonna-t-elle.
_ La mienne et celle de Papa. Répondis-je en claquant des dents. La tienne est déjà dans la voiture. Nous serons absent longtemps ?
Ma mère n’eut pas le loisir de répondre à ma question. Mon père venait de terminer la lecture du message de Odd. Ils se regardèrent sans mots dire. Je voyais qu’ils pensaient tous deux aux même choses et que ces choses, je ne pouvais pas les deviner.
Puis ma mère me regarda de nouveau et détacha son écharpe des ses épaules pour m’en couvrir.
_ Tu es gelée, Chérie. Tu aurais dû nous attendre à l’intérieur.
_ Odd a dit que les heures comptaient.
A nouveau, ils échangèrent un regard, puis ma mère prit ce ton autoritaire avec lequel elle négocie la vente de pièce d’avions entre la France et le Japon.
_ C’est moi qui vais conduire pendant la première heure. J’ai pu dormir dans l’avion.
_ Il faut que j’appelle le boulot. Répondit mon père. Et le collège de Lynne, pour justifier son absence.
_ Tu le feras dans la voiture, sur la route.
Nous roulâmes longtemps, dînâmes à une station d’autoroute, et repartîmes aussitôt. Mes parents ne parlaient pas.
A ce moment-là de l’histoire, je ne connaissais rien à l’amitié. Je n’avais jamais eu aucun ami pour qui j’aurais été prête à sacrifier ma vie, seuls mes parents comptaient à mes yeux. Tout ce que je savais de cette femme, Aelita, c’était qu’elle avait été une de leur camarade de collège, et que maintenant elle allait mourir, sans que je l’aie jamais connue. Si je n’avais pas été si obnubilée par ma curiosité, et, peut-être, s’ils n’avaient pas été mes parents, je me serais rendu compte à quel point ils étaient bouleversés, tous les deux, par la nouvelle de cette maladie. Mais comment pouvais-je le concevoir ? Je n’avais encore rien vécu de comparable à ce qu’ils avaient vécu. Pour moi, cette étrangère, c’était un point d’interrogation supplémentaire sur la période où mes parents s’étaient rencontrés.
Je me décidais à poser des questions.
_ Cette Aéélita, c’est une amie à vous ?
Je les vis sursauter en entendant ma voix, comme s’ils avaient oublié ma présence. Ils échangèrent à nouveau un regard, et mon père, qui ne conduisait pas, se retourna.
_ C’est Aelita, Lynne. Et oui, c’est une amie. Une très bonne amie.
Sa voix était ferme et douce, comme d’habitude, mais elle tremblait légèrement. J’en fut remuée jusqu’au fond de l’âme. Je n’avais encore jamais vu mon père retenir des larmes. Je ne l’avais jamais vu pleurer.
_ Pourquoi est-ce que je ne la connais pas ? Demandais-je.
_ Disons, répondit mon père d’une voix faussement légère, que la vie nous a entraînés sur des chemins différents.
_ Et Odd, insistai-je, depuis le temps que je dépense mon argent de poche pour acheter ses CD, vous auriez pu me dire que vous le connaissiez, non ?
_ C’est… Plus compliqué que ça.
Les adultes, j’ai remarqué, utilisent ce genre de phrase quand ils veulent éviter d’avoir à expliquer quelque chose.
_ Si ça fait treize ans que vous avez perdu contact, pourquoi est-ce qu’elle vous rappelle maintenant ? Pourquoi vous ? Qu’est-ce qu’elle vous veut ?
Mon père ne répondit rien. Ils se rassit sur son siège, et regarda la nuit à travers la vitre.
_ Tu devrais dormir, Lynne. Me dit ma mère dans son rétroviseur.
Je cessai d’insister, m’allongeai sur la banquette, et ne tardai pas à m’endormir. Je me réveillai un peu quand mes parents s’arrêtèrent pour changer de conducteur. Je perçus dans mon demi-sommeil une bribe de conversation.
_ Tu crois qu’il va tout rebrancher ?
_ Je ne crois pas, j’en suis sûre. Et Odd aussi, apparemment. C’est pour ça qu’il a dit à Lynne « les heures comptent ».
_ Yumi, après tout ce qu’on a fait…
_ Tu connais Jérémie. Il fera n’importe quoi pour la sauver. N’importe quoi !
_ Pas rebrancher Xana, tout de même !
_ La virtualisation peut sauver Aelita. C’est tout ce qui va compter à ses yeux.
Je répétai dans mon esprit « Xana » « la virtualisation », des mots je ne comprenais pas le sens, puis je me rendormis.
Nous arrivâmes à l’aube. Les murs gris de la ville où nous roulions à présents se teintaient de rose. Mon père, qui était au volant, regardait défiler les maisons avec un air surpris.
_ Cette ville est tellement… Tellement…
_ Petite, acheva ma mère pour lui.
Je me redressai sur ma banquette.
_ C’est là que vous étiez au collège, n’est-ce pas ?
_ Tout juste, répondit mon père. D’ailleurs, si tu regardes à gauche, tu le verras. Le collège Kadic.
Je tordis le cou pour apercevoir une imposante bâtisse entourée d’arbres. Mais nous étions déjà loin.
_ Ulrich, demanda ma mère, pourquoi tu tournes à gauche ? La clinique Sainte-Colombe, c’était sur la droite.
_ Je sais. Mais ils ont ajouté un sens interdit. Saleté de panneau ! Je ne reconnais plus rien !
_ Arrêtons-nous pour boire un café, proposa ma mère. Nous demanderons notre chemin en même temps.
Mon père trouva donc une place pour se garer, et nous entrâmes dans un café qui venait d‘ouvrir. Ma mère et moi, nous nous assîmes en terrasse tandis que mon père allait prendre notre commande au comptoir et demander la route.
Ma mère le suivit des yeux et soudain son regard devint étrange.
_ Ulrich, dit-elle à mon père qui revenait, tu as vu cette femme, assise au comptoir.
_ J’ai vu trois couches de maquillage, je n’étais pas sûr qu’il y avait une femme en dessous, mais si tu le dis, je te crois. Pourquoi ?
_ Elle ne te rappelle personne ?
Mon père se retourna vers la femme, qui, elle aussi, avait tourné les yeux vers nous. Le voir se retourner sembla la décider. Elle quitta son siège et se dirigea vers nous.
_ Ulrich et Yumi ? C’est bien vous ?
_ Bonjour, Sissi, dit ma mère aimablement.
La nommée Sissi, pris aussitôt un siège et s’assis à notre table. Elle devait avoir le même âge que mes parents, mais elle en paraissait beaucoup plus. Vêtue d’un manteau en fausse fourrure qui avait dû être chic à l’époque où il était neuf, horriblement maquillée, elle empestait le parfum.
_ Quel plaisiiiir de vous revoir ici ! J’ai appris ce qui arrivait à Jérémie et Aelita, mon Dieu, quelle tragédiiiiiie ! Vous êtes là pour ça, n’est-ce pas ?
Mon père avait pris un air renfrogné. Ma mère s‘arrangea pour ne pas répondre à la question.
_ Qu’est-ce que tu deviens, Sissi ? Tu habites par ici ?
_ Oui, minauda la femme. Après mon divorce, je suis venue m’installer avec mon père. Le jour de sa retraite, il s’est installé dans une maison, près du collège. Devinez qui j’ai comme voisine. Milliiiiie ! Elle est devenue une charmante jeune femme ! C’est elle qui me tient au courant de tout ce que deviennent les anciens camarades du collège ! Elle a gardé contact avec tellement de monde ! Figurez-vous qu’Hervé a remarquablement réussi, en montant une petite entreprise d’import export. Il est marié et a trois enfants. Je ne sais pas ce qu’est devenu Nicolas. Mais, mon Diiiieux, je ne me remets pas de ce qui arrive à Jérémie et Aelita ! Un couple si charmant, si uni ! Deux scientifiques si exceptionnels ! Figurez-vous que Jérémie a donné sa démission au laboratoire américain où il travaillait pour ramener sa femme ici ! Mais vous saviez cela, n’est-ce pas ?
Elle avait débité sa tirade d’une traite, et regardait maintenant mes parents d’un air inquisiteur. Elle espérait tirer d’eux des informations supplémentaires.
_ Non, répondit mon père. Nous ignorions que Jérémie avait donné sa démission.
_ Je vois, répondit Sissi en le scrutant comme pour lire en lui. Je vois.
Ma mère regarda sa montre.
_ Tu nous excuseras, Sissi, mais nous devrions déjà être arrivés à la clinique. Il faut qu’on reparte.
_ Bien sûr, bien sûr, répondit Sissi qui avait tourné le regard vers moi. Quelle charmante enfant vous avez là ! C’est tout le portrait de sa mère au même âge.
Je me retins de répondre et suivit mes parents vers la voiture. Mon père grommelait.
_ Il doit y avoir des milliers d’habitants dans cette ville, et il faut qu’on tombe sur ELLE.
_ C’est incroyable comme elle est restée infantile, murmura ma mère. La vie n’a pas dû la gâter.
J’espérais qu’ils feraient plus de commentaires, qui m’apporteraient des détails sur leurs vies d’adolescents, mais ils se turent. Nous ne dîmes plus rien jusqu’à l’arrivée à la clinique.
C’était une clinique toute blanche, si blanche que ça faisait froid dans le dos. Il y régnait un silence glacial, comme dans une tombe. Je me sentais mal à l’aise. Je remarquai, au fur et à mesure que nous approchions de la chambre où était leur amie, des indices de nervosité chez mes parents, comme s’ils appréhendaient ces retrouvailles. Ce fut moi qui poussai la porte de la chambre et y entrai en premier. Odd s’y trouvait déjà, assis près du lit. Une grande femme mince était allongée. Ses cheveux étaient maintenant longs et blonds, mais son visage était étrangement resté le même. Je n’aurais pas pu en dire autant de l’homme qui était debout derrière Odd. Son visage était plus dur, plus émacié. Sans les lunettes et les cheveux blonds, j’aurais eu du mal à reconnaître l’adolescent à tête ronde et au sourire joyeux de la photographie.
Il s’était retourné en nous entendant entrer. Son visage pris une expression de stupéfaction.
_ Ulrich ? Yumi ? Que faites-vous ici ? Qui vous a prévenus ?
Il tourna le regard vers Odd, qui faisait avec ses doigts le signe de la victoire, puis de nouveaux mes parents. Il y eu comme un temps d’hésitation entre eux, puis l’instant d’après tout ce monde s’embrassa sans rien dire. Ma mère serra Aelita dans ses bras. Jérémie pleurait ouvertement tandis que mon père lui faisait l’accolade. Odd souriait crânement, mais je voyais bien que lui aussi avait du mal à se retenir. Pendant une minute, ce ne fut qu’effusion silencieuse et fraternelle. Moi, perdue au milieu de ces adultes qui pleuraient et s’embrassaient, je me sentais mal à l‘aise.
Aelita était la seule qui ne pleurait pas. Elle tourna son regard vers moi, un regard d’un vert profond, comme je n’en avais jamais vu.
_ Tu dois être Lynne, me dit-elle d’une voix extrêmement douce.
Elle regarda avec attention mon visage. Je m’attendais à ce qu’elle sorte la traditionnelle réplique sur ma ressemblance avec ma mère, mais ce ne fut pas la phrase qu’elle prononça.
_ Tu es très jolie. Une magnifique jeune fille.
Sa sérénité m’enveloppait toute entière. Je n’arrivais pas à croire qu’on pouvait trouver tant de paix chez quelqu’un qui va bientôt mourir.
_ Je suis ravie de faire ta connaissance. Me dit-elle.
_ Je suis ravie de vous connaître, moi aussi. Répondis-je.
C’était vrai. Il se dégageait d’elle une telle aura de douceur que j’en étais remuée. J’étais mal à l’aise. Tous les autres adultes avaient les yeux tournés vers moi. La tension qu’il y avait entre eux pesait sur mes épaules. Je cherchais quoi dire à Aelita. Mais que dire à quelqu’un qu’on ne connaît pas, et qui va mourir ?
_Vous avez mal ? Demandai-je.
Elle rit doucement.
_ Non. Après les chimiothérapies, je vais mal. Le reste du temps je suis seulement fatiguée.
Toujours ce sourire serein, cette voix calme. Je compris soudain la tension qui régnait dans la pièce, les larmes qui coulaient sur les joues de Jérémie, celles que Odd retenaient derrière son sourire, et le désespoir contenu de mes parents. Je compris soudain qu’il devait être insupportable qu’une amie si belle, si bonne, disparaisse à jamais.
Je ne trouvai plus rien à dire et me tut. Le silence retomba dans la chambre. Enfin, Jérémie brisa le silence.
_ Je sais pourquoi Odd vous a fait venir.
_ Parce que nous avons le droit d’être là, quels que soient les différents qui nous ont opposés, ces dernières années. Répondit ma mère.
_ Sans doute, mais ce n’est pas seulement pour cela que vous êtes ici, n’est-ce pas ? Demanda Jérémie, d’une voix où commençait à percer l’ironie et la colère
_ Jérémie. Le coupa Aelita d’un ton doux mais autoritaire. Ce sont nos amis. Ils ont fait un long chemin pour nous voir.
_ Hum, les interrompit Odd, peut-être devrions-nous laisser Aelita faire connaissance avec la petite, et discuter de tout cela dehors.
Malheureusement pour moi, il n’avait pas oublié ce que j’avais dit à propos des fois où mes parents parlent sans se douter que j’entends tout. Mes parents approuvèrent, et tous les quatre sortirent, me laissant seule avec la malade.
_ Quel est votre métier ? demandai-je.
_ Jérémie et moi, nous sommes informaticiens tous les deux.
_ Mon père est policier. Dis-je. Et ma mère négocie la vente de pièces d’avions entre la France et le japon.
_ Je sais, je sais.
J’avais une foule de questions à poser à cette femme, mais je ne savais pas ce que la décence me permettait de demander, et ce qu’elle ne me permettait pas. Je tournai autour du pot.
_ Comment étaient mes parents, à treize ans ?
_ Sympathique. Et on pouvait compter sur eux.
_ Vous les avez connus dès la sixième.
_ Heu, non. Je suis arrivée au collège Kadic plus tard que ça.
_ Quand ?
_ En troisième, je crois. C’est loin. Je ne sais plus très bien. Il y a vingt ans, maintenant.
Je m’armais de courage.
_ Votre mari connaît un moyen de vous guérir. Dis-je. Et mes parents veulent l’empêcher d’utiliser ce moyen.
Aelita me regarda intensément de son profond regard vert.
_ Qu’est-ce que tu sais exactement ?
C’était la même question que Odd. La même crainte. Ils avaient un secret que je n’étais pas sensée savoir, que mes parents n’étaient pas sensés me révéler.
_ Je ne sais rien. Rien d’autre que ce que j’ai dit, ce que j’ai compris en entendant des bribes de conversations.
_ Tu ne peux pas en apprendre plus, Lynne. Il s’agit de choses qui nous dépassent tous. Mon mari, en effet, croit connaître un moyen de me guérir. Mais c’est un moyen qui ferait courir des risques à beaucoup de monde. Tes parents ont donc raisons de l’en dissuader. Fais-leur confiance.
Cette acceptation de son sort me paraissait surnaturelle. Je m’éloignai du lit. Mon regard tomba sur les affaires posées sur la commode. Un poudrier. Une brosse à cheveux… Des cheveux étaient encore dessus. Je les observai longuement, ces cheveux, ces cheveux si long, si blonds. Je n’arrivais pas à déterminer ce qui me fascinait autant chez eux. Puis lentement, une fenêtre s’ouvrit dans mon esprit. Je la regardais se déverrouiller avec appréhension, car elle s’ouvrait sur une idée si folle, si extraordinaire, que si je la suivais, je ne pourrais plus jamais être la même qu’avant, je le sentais.
Je revins au chevet.
_ Aelita, vous n’êtes pas obligée de donner des détails. Dites-moi seulement, ce moyen que votre mari connaît, qui ferait courir des risques à d’autres personnes, il vous sauverait de façon sûre ?
_ Oui, murmura Aelita. Il me sauverait de façon sûre.
Elle frissonna. Son premier signe de faiblesse depuis que j’étais entrée dans sa chambre. Je m’engouffrai dans la brèche.
_ Vous n’avez jamais peur ?
Elle me regarda sérieusement.
_ Oui, j’ai peur. J’ai peur pour Jérémie. Je ne sais pas comment il fera, sans moi.
Dans les livres, ce genre de phrase me fait toujours sourire. Ca paraît toujours nunuche, artificiel. Mais là, ça ne l’était pas. Cette femme en face de moi était en train de me dire qu’elle se faisait du souci, non pour elle, mais pour son mari, et c’était sincère. Elle ne songeait qu’à lui, pas à elle, comme si l’idée de sa propre mort était un détail comparé à celle de sa solitude à lui.
On croit que les gens comme ça n’existe que dans les livres, et quand on en rencontre en vrai, on croit qu’ils font semblant ou qu’ils sont idiots. Mais Aelita ne faisait pas semblant. Elle n’était pas idiote. Elle était… Au-dessus de toute chose.
Un sentiment de révolte immense commença à s’emparer de moi.
_ Si je comprends bien, votre mari pourrait vous sauver à coup sûr, par contre, il n’est pas sûr que d’autres personnes auraient à souffrir du moyen qu’il compte employer. Et vous voudriez que je fasse confiance à mes parents, qui vous empêchent d’être sauvée ?
_ Pourquoi es-tu en colère, Lynne ? Ni Ulrich, ni Yumi ne me laisseraient mourir, s’ils avaient le choix.
_ Mais ils ont le choix, m’écriai-je. Vous venez de me le dire !
_ Il s’agit de milliers de personnes. Et moi, je ne suis qu’une femme.
Je ne répliquais pas, mais mon opinion était faite. J’avais rencontré des filles, des femmes, mais aucune n’égalait celle-là, aucune, pas même ma mère, que j’avais tenue jusqu’à maintenant comme la plus exceptionnelle de toutes.
_ Je vais vous laisser vous reposer, dis-je. Dites à mes parents s’ils reviennent que je vais dans la salle d’attente.
Je quittais la pièce et allais m’asseoir, la tête posée entre les mains. En moi se bousculaient une multitude de questions, des questions dont je ne cherchais même pas les réponses, car ç’aurait été une quête trop longue et désespérée. Je me concentrais sur ce que j’avais compris, l’essentiel : une femme allait mourir, et si mes parents avaient tout à coup traversé la France, c’était pour convaincre son mari de la laisser mourir. Mes parents. Mes chers parents. Ceux en qui j’avais toujours cru. A qui je m’étais toujours fiée, quelles que soient les circonstances.
Je me mis à pleurer. Je n’aurais pas su dire pourquoi. Je me sentais souillée, salie, responsable de ce que mon père et ma mère étaient en train de faire. Je me laissais noyer dans ce désespoir que je ne comprenais pas. Et doucement, très doucement, je me laissais flotter jusqu’à cette fenêtre qui s’était ouverte dans mon esprit pendant que j’étais dans la chambre d’Aelita. Ce sur quoi elle ouvrait était à la fois terrifiant et attrayant. Je m’en laissais pénétrer. Quelque chose en moi se mit à murmurer des paroles que je me serais interdites en d’autres circonstances. Que j’étais seule dans ce couloir. Que personne ne me surveillait. Que, si je voulais en apprendre plus, ce ne serait ni de Odd, ni d’Aelita, mais que j’avais rencontré ce matin même quelqu’un qui me répondrait.
Je ne pensais pas à mal. Je ne voulais pas décevoir mes parents. Mais je trouvais plus important que tout de ne pas me décevoir moi-même. C’est ainsi que, tandis que mon père et ma mère discutaient avec Jérémie et Odd je ne savais où, qu’Aelita dans sa chambre se reposait, je me levais de mon siège, et, sans que personne ne songe à me demander où j’allais _ les infirmières sont si occupées_, je marchais vers la sortie.
Je déteste la foule. Tous ces gens qui vous entourent, vous bousculez, vous regardent comme si vous étiez de trop, comme si vous preniez trop de place, comme si vous pesiez trop lourd, comme si vous reflétiez trop la lumière. Tous ses gens, avec des questions dans les yeux. (Qu’est-ce qu’elle fait seule dans la rue à cette heure si matinale, cette gamine ? Pourquoi elle n’est pas en classe ?) Chaque début d’année scolaire, à la rentrée, je m’arrange pour arriver avec du retard, pour éviter la foule qui se bouscule près des panneaux d’affichages ou sont inscrits les noms et les classes. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie mal à l‘aise dans la foule.
J’eus de la chance. Derrière le comptoir du café, c’était toujours le même serveur que celui qui s’était occupé de nous le matin même.
_ Bonjours, dis-je.
_ La petite demoiselle de ce matin ! Vous avez oublié quelque chose ?
_ Heu… Moi, non, mais… Vous vous souvenez de la dame qui est venu s’asseoir à notre table ?
_ Mademoiselle Delmas ? Oui, elle vient tous les matins.
_ Pourriez-vous, s’il vous plaît, m’indiquer ou elle habite ? C’est que, voyez-vous, elle m’a prêté son téléphone et elle a oublié de le reprendre.
_Bien sûr, vous prenez la rue en face, puis la deuxième à gauche, au numéro dix-sept.
_ Je vous remercie, dis-je en m’éloignant.
_ Oublier son téléphone, continua le serveur derrière moi, c’est bien elle, ça ! Cette pauvre demoiselle Delmas, la vie ne l’a pas vraiment gâtée, alors elle se donne des airs. Mais faut voir comme elle s’occupe de son vieux père pour comprendre comme elle a bon cœur…
Je quittai le café, et rejoignit la rue qu’il m’avait indiquée. Au numéro 17, je tombais sur une porte, avec un interphone. Je sonnais à « Delmas ».
_ Allô ? Me répondit une voix féminine, très différente de celle que j’avais entendu pépier ce matin.
_ Je voudrais voir Sissi, dis-je, dans le doute.
_ Qui la demande ? Me répondit la voix, rogue.
_ Lynne. Lynne Stern. La fille d’Ulrich et de Yumi.
Il y eut un silence, puis un bourdonnement m’indiqua que la porte était déverrouillée.
_ Deuxième étage, me dit la voix dans l’interphone.
Je montai. Elle m’attendait sur le palier. Elle était toujours aussi outrageusement maquillée, et portait un chemisier d’une couleur fushia criarde, mais son visage était loin d’être aussi chaleureux qu’auparavant.
_ Entre, me dit-elle. Mais ne fait pas de bruit, mon père dors.
J’entrais dans un appartement petit, étroit et sombre, comme une cage d’ascenseur.
_ Où sont tes parents ? Me demanda-t-elle, non sans un certain soupçon dans la voix.
_ Mes parents sont très occupés. Ils m’ont autorisé à visiter la ville.
_ Seule ? Demanda Sissi.
_ Heu, oui, j’ai treize ans, et je suis très autonome.
A son regard, il était clair qu’elle ne me croyait pas. Mais elle ne dit rien s’assit dans un sofa, m’indiqua un fauteuil.
_ Qu’est-ce que tu veux ?
_ Que vous me parliez de l’époque où mes parents étaient au collège.
Elle eut un rire sardonique.
_ Tu viens me voir pour ça ? Demande à tes parents. Ils te répondront mieux
_ Non, justement, ils ne me répondent pas !
_ Alors, c’est qu’ils ont de bonnes raisons.
Je n’aurais su dire laquelle je préférais, de l’extravagante hystérique que j’avais rencontré le matin même, ou de ce block d’hostilité sèche.
_ Vous les avez connus, au collège ? Vous vous souvenez d’eux ?
Elle haussa les épaules.
_ Tout le monde se souvient d’Ulrich. Mais personne ne l’a connu. Il était réservé. Toujours avec sa bande. Et Yumi qui lui collait au basque, pire qu’un papier tue-mouche. Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?
_ Mes parents, Odd, Jérémie et Aelita… Ils ont un secret. Un secret qui date de cette époque-là.
Elle se tut un instant, et me fixa avec un regard étrange, dont je ne pus déterminer le sens. Un instant, elle sembla prête à me dire quelque chose. Mais elle balaya la question d’un revers de main.
_ Un secret. Moi aussi, à l’époque, je m’étais persuadée qu’ils en avaient un. Je m’étais même juré de découvrir ce que c’était. Quand je pense aux heures que j’ai perdues à fouiller, à guetter, comme une petite gamine idiote que j’étais ! Tout ce que j’y ai jamais gagné, c’est le ridicule dont je me suis couverte.
Elle se leva, marcha vers moi, et se pencha en avant, plantant son regard dans le mien.
_ Tes parents n’ont pas de secrets. Ils sont particulièrement unis, voilà tout. Ca n’étonne que les gens qui n’ont personne, comme moi. Et comme toi, sans doute !
Je ne répondis rien, et tentait de rester impassible, mais j’étais devenue comme un livre ouvert, et je vis dans son regard qu’elle savait qu’elle avait touché juste. M’obligeant à garder une voix égale, j’insistai.
_ Mes parents, et les trois autres, s’ils étaient si unis, pourquoi est-ce qu’ils auraient cessé de se voir les un les autres pendant treize ans ?
Elle me regarda, et une nouvelle lueur passa dans ses yeux.
_ Oh, il y a une raison toute simple, et ça, ce n’est un secret pour personne !
_ Comment ?
Elle marqua un temps avant de répondre, comme pour prolonger l’instant dramatique. Sur son visage, je lus qu’elle allait me faire mal, très mal, et qu’elle en était ravie.
_ Jérémie, dit-elle, n’a pas pu supporter que Yumi et Ulrich réussissent là où lui et Aelita avaient échoué. Qu’ils obtiennent de la vie la seule chose que lui et sa femme n’ont pu obtenir.
J’eus peur de comprendre.
_ Vous voulez dire… ?
_ Je veux dire toi, gamine ! Jérémie est riche depuis qu’il a créé ce logiciel révolutionnaire pour les Américains, et il est mondialement connu. Mais sa femme n’a jamais pur avoir d’enfant. Voilà pourquoi ils se sont éloignés de tes parents. C’était une douleur pour eux, de te voir.
Je me sentis couler dans un gouffre sans fond. Dans ma tête, en désordre, déferla tout un tas d’image, de souvenir, des regards de mes parents, des paroles interrompues devant moi, tant d’indices auxquelles je n’avais pas fait attention jusqu’à présent. C’était à cause de moi. A cause de moi, ils avaient perdu treize ans sans les voir, et maintenant c’était trop tard, elle allait mourir…
Je luttais contre les larmes que le choc m’avait fait venir aux yeux :
_ Pourquoi me faites-vous ça ? Demandai-je. Pourquoi me détestez-vous ? Qu’est-ce je vous ai fait ?
_ Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas cette vie-là, moi aussi ? Pourquoi n’ai-je pas un travail qui me plait, un mari qui m’aime, et une fille qui me ressemble ?
Emporté par son élan, elle s’était mise à parler plus fort. Une voix monta de la pièce à côté.
_ Sissi ? Que se passe-t-il, ma chérie ?
_ Rien, papa, répondit-elle sur un ton très différent, doux et rassurant. Ce n’est que la télévision.
Elle se tourna vers moi, et me chuchota :
_ Vas-t-en ! Je ne veux pas qu’il te voit ici.
Que voulait-elle en vérité ? Que son père de ne me voie pas, ou que je ne voie son père ? Parce qu’il était trop tard. J’avais vu. J’avais vu son visage se métamorphoser, son ton se transformer. J’avais compris les paroles du garçon de café « Quand on la voit s’occuper de son père… ».
J’eut soudain de la peine pour elle. Je la vis comme ce qu’elle était, une femme seule, seule, et triste. Une femme qui, au fond, me ressemblait.
Je restai en place.
_ Sissi, chuchotai-je très vite, mes parents ont réellement un secret, un secret que j’ai besoin de savoir, alors je ne bougerai pas d’ici avant que vous m’ayez appris tout ce que vous savez.
Elle me regarda, hésitante, jeta un œil vers la chambre de son père, puis de nouveau sur moi.
_ Tu as gagné, fillette. Attends-moi sur le palier, le temps que je mette mon manteau et que je le prévienne que je sors.
Nous marchâmes en silence. Elle avançait à longue enjambée rapide. Je peinais à la suivre. Elle me conduisit jusqu’au bord du fleuve, jusqu’à un pont, qui conduisait sur une île, une île sur laquelle se dressait un bâtiment qui portait toutes les traces de l’abandon.
_ Sissi, demandai-je, qu’est-ce que c’est ?
_ Une vieille usine désaffectée. Aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été abandonnée. Elle l’était déjà, à l’époque du lycée.
Je n’avais jamais entendu dire qu’un bâtiment pouvait rester à l’abandon si longtemps.
_ Pourquoi est-elle encore debout ? Demandai-je.
_ Parce que Jérémie l’a rachetée.
_ Quoi ?
Elle contempla la silhouette de béton gris, et continua, plus pour elle-même que pour moi.
_ L’argent qu’il a gagné en créant son logiciel, il l’a utilisé pour racheter l’usine. Comme ça. Sans raison. Juste pour lui éviter la démolition.
_ Merci, Sissi, dis-je.
Je fit un pas vers le pont.
_ Lynne !
Elle me retint par le bras. Dans son regard, il n’y avait plus d’hostilité, juste une sorte de terreur, comme si elle sentait qu’en me montrant l’usine, elle était allée trop loin.
_ Je crois que tu devrais plutôt retourner voir tes parents. Ils doivent s’inquiéter.
Je dégageai mon bras, et m’éloignait d’un pas.
_ Je ne retournerais voir mes parents que lorsque j’aurais découvert ce qui est si important pour Jérémie dans cette usine. Répondis-je le plus poliment que je pus.
_ Alors, c’est moi qui vais les rejoindre, pour leur dire où tu es.
_ Faites-le.
Je m’éloignais sans me retourner, et avançait sur le pont.
Tout d’abord, je ne vis rien. Juste de la poussière. Un vaste gouffre s’étendait devant moi, beaucoup trop sombre. Je réprimais un frisson. Il fallut quelques minutes à mes yeux pour s’habituer à l’obscurité. Lentement, je me mis à distinguer les contours de la gigantesque salle. Je me trouvais sur une plate-forme, qui dominait un très, très vaste hangar. Les vitres, couvertes d’une poussière noirâtre, ne laissaient plus entrer la lumière. Au-dessous de moi… Mais comment pourrais-je le décrire ? Ce silence, ce noir et cette immensité ! C’était trop sombre pour être une église, trop vaste pour être une tombe, et trop figé, pour être un simple bâtiment en ruine.
Une échelle avait été posée là, pour permettre à l’éventuel visiteur de descendre. Je l’empruntais. En bas, l’air me paru confiné, étouffant, et ma vieille peur du noir se réveillait malgré moi. Je n’avais prévu ni lampe ni briquet, et ne pouvais me fier qu’à la faible lumière du jour pour me guider.
Je fis quelque pas dans la salle cathédrale, mes pas raisonnant sur le sol dallé avec un claquement sinistre, et arrivai devant un vieux monte-charge. L’engin semblait vieux et hors d’usage, mais, malgré la pénombre, je pouvais distinguer des traces dans la poussière. Cette chose avait fonctionné tout récemment, j’en étais certaine.
J’y pénétrai, et appuyait sur le bouton rouge. Le plafonnier de la cabine s’alluma. L’engin se mis à fonctionner et à descendre.
J’aurais dû me sentir inquiète, mais à présent que j’avais de la lumière, je me sentais mieux. J’étais un peu surprise de trouver une machinerie encore en état de marche dans un lieu de telle décrépitude. Mais je me dis que Jérémie avait sans doute fait remettre le mécanisme à neuf.
La cabine s’arrêta devant une gigantesque porte blindée. Je fis la grimace en voyant qu’elle était verrouillée par un digicode. Lentement, je réfléchis. Quand mes parents inventaient un code pour verrouiller leurs cadenas, ordinateurs ou autres, ils avaient un truc particulier, que je n’avais vu faire nulle part ailleurs. Ils soustrayaient les chiffres de la date des chiffres de l’heure à laquelle ils créaient ce code. Ce procédé compliqué m’avait toujours fait rire. A présent, j’étais persuadée d’être devant la porte pour laquelle cette façon de faire avait été inventée.
Je ne savais quand Jérémie était venu pour la dernière fois. A tout hasard, je composai un code créé avec la date et l’heure actuelle. Contre toute attente, la porte blindée s’ouvrit.
Je pénétrai dans une vaste salle ronde, éclairée par des néons verts, qui avaient dû s’allumer au moment où j’entrais. Elle était entièrement vide, avec des murs nus, pas le moindre meuble. Au centre de la rotonde, une espèce de podium, couvert de poussière, dont je ne comprenais pas l’utilité, et tout au fond, un siège, et plusieurs écran d’ordinateurs. Les écrans étaient tous éteints.
Je fis le tour de la pièce, sans parvenir à retrouver la boite mémoire de l’ordinateur relié aux écrans, mais une colonne de fils s’enfonçait dans le sol, me laissant deviner l’existence d’un étage inférieur.
Je retournais dans l’ascenseur. Par chance, le code que j’avais composé semblait me garantir l’accès à tous les étages de ce mystérieux complexe souterrain. Je ré appuyait sur le bouton de commande et m’enfonçait plus profond dans le sol.
A l’étage en dessous, une violente lumière jaune me gifla les yeux, je fronçai les sourcils et observai la salle. Elle était aussi ronde que celle du dessus, encombrées de câbles et d’appareils étranges, mais rien qui ressemble à la mémoire d’un ordinateur.
Devant moi, trônaient trois grands tubes, comme des sarcophages blancs, reliés à des câbles, et encore des câbles qui montaient vers la salle du haut, se répandaient autour d’eux vers les différents boîtiers ou appareils qui étaient là, ou descendaient dans le sol.
C’était très étrange, et très beau, mais ce n’était pas ce que je cherchais. Je retournais dans l’ascenseur.
La lumière de la salle d’en dessous était blanche, très blanche. Cette salle là ne contenait qu’une chose, une espèce de tour, composée de circuits imprimés. Ce truc devait être là depuis des années, mais il semblait flambant neuf.
J’avais trouvé ce que je cherchais.
Je m’avançai et vit dessiné sur l’objet un étrange signe, comme un œil étrange.
_ Xana, je présume ? Murmurai-je pour moi-même. Enchantée. Je suis Lynne.
Soudain, derrière moi, l’ascenseur se referma. J’entendis la cabine qui remontait.
« Déjà ? » M’étonnai-je.
Mes parents venaient me chercher. Sissi avait dû les prévenir. Je n’avais pas beaucoup de temps.
Je fit le tour de l’engin, et trouvai une manette qui devait lui servir d’interrupteur.
Je ne savais rien de la chose que j’avais devant moi, sinon qu’elle pouvait sauver Aelita, tout en faisant courir des risques à d’autres personnes. Mais mes priorités était claires dans ma tête.
_ Je ne laisserais pas mes parents devenir des assassins, dis-je, et surtout pas d’une femme dont ils ont perdu l’amitié à cause de moi.
Je saisis la manette, la relevai, attendis… Rien ne se passa. J’entendis la cabine de l’ascenseur qui redescendait vers moi. Rien de plus. J’avais fait ce que mes parents redoutaient tant de faire. J’avais rebranché Xana.
Je me retournai vers la porte de l’ascenseur. Elle s’ouvrit sur mon père, accompagné de Jérémie.
_ C’est fait, leur dis-je simplement.
Fin de la première partie.